Après avoir promis de bâtir une nouvelle « génération religieuse », le président turc Recep Tayyip Erdoğan semble à présent franchir une étape supplémentaire en créant également une nouvelle génération pour le djihad.
Même si cela a les allures de l'État islamique (EI), il existe une différence de taille : alors que les dirigeants de l'EI forment leurs jeunes en leur apprenant à manier des Kalachnikovs et des couteaux, Erdoğan forme l'esprit des enfants, ce qui peut se révéler bien plus dangereux.
Certes, Erdoğan n'est pas un dirigeant terroriste même s'il entretient des relations étroites avec le Hamas et les Frères Musulmans. Et peut-être n'a-t-il jamais mesuré toute la gravité de ses projets. Néanmoins de nombreux membres de l'élite intellectuelle turque occidentalisée et laïcisée sont inquiets pour l'avenir de leurs enfants.
Depuis qu'il a pris le pouvoir, lorsqu'il fut élu en 2003 au poste de Premier ministre, Erdoğan a restructuré le système éducatif jusqu'alors laïc en supervisant le développement d'écoles religieuses, les imam hatip, dans tout le pays. Selon le Financial Times, le nombre d'étudiants fréquentant ces écoles religieuses a littéralement explosé, passant de 63.000 en 2002-2003 à 983.000 en 2014.
Ce qui est particulièrement dérangeant, c'est le fait que des dizaines, si pas des centaines voire des milliers d'étudiants ne se sont jamais inscrits à ce genre d'écoles religieuses. Erdoğan a en fait, de façon systématique, réformé les écoles publiques laïques et redéfini le programme d'évaluation des étudiants à tel point que des milliers d'enfants sont à présent inscrits dans des imam hatip contre leur gré.
Mais il ne s'est pas arrêté là. Depuis l'année passée, toutes les écoles publiques dispensent également aux enfants, dès l'âge de neuf ans, un cours obligatoire de « culture religieuse et éthique ». Malgré une décision rendue en 2007 par la Cour européenne des Droits de l'homme demandant une éducation pour toutes les religions, le journaliste défenseur des droits de l'homme, Orhan Kemal Cengiz, écrit dans Al-Monitor : « L'islam sunnite continue à être imposé et les étudiants sont tenus de mémoriser des prières islamiques ainsi que des versets du Coran. »
Désormais, le premier président élu démocratiquement en Turquie a multiplié, par l'intermédiaire de son ministre de l'Éducation, les classes de « morale » en commençant par les enfants de six ans qui recevront des leçons leur apprenant par exemple que « la patience protège la chasteté des jeunes personnes dans des espaces remplis de désirs illégitimes. » Selon le quotidien Milliyet, dans tout le pays, des enfants apprendront également que « la mort est une bénédiction selon notre religion. Elle signifie la libération du lourd fardeau de la vie. »
Nous ne sommes plus très loin des appels au martyre…
En outre, les leçons sur la « morale » et les « valeurs » qui sont données à de nombreux jeunes en Turquie sont dispensées par des professeurs dont les penchants religieux et politiques déteignent fortement sur leurs jugements « moraux ». À l'académie Galatasaray d'Istanbul, vieille de 500 ans, la mère d'un étudiant m'a raconté qu'un professeur enseignait à ses élèves que le vert est la couleur à la fois de la paix intérieure et de l'islam. Mais attention, disait le professeur. Le logo de Starbucks est vert lui aussi et pourtant nous ne devrions jamais acheter de café chez eux car « les propriétaires de Starbucks sont des juifs et les juifs tuent nos frères musulmans. » Dans la classe, une jeune fille juive s'est tue mais quand sa mère est allée se plaindre auprès du directeur de l'établissement, celui-ci n'a rien fait.
Voilà la « morale » que l'on prépare pour l'avenir du peuple turc.
Ce dernier progrès en date fait suite à un autre effort important : celui qui a consisté à demander aux écoles d'enseigner le turc ottoman et son alphabet, bannis l'un et l'autre par Mustafa Kemal Atatürk en 1928 cinq ans après la fondation de la République.
Comme le soulignait récemment Al-Jazeera, ce n'est pas anodin. Atatürk avait interdit le turc ottoman, y compris sous sa forme écrite – un mélange d'arabe et de persan – comme l'une des mesures phares destinées à tourner le pays vers l'Occident : le turc moderne, qui utilise l'alphabet latin, contient des termes anglais et allemands. De nos jours, très peu de Turcs savent lire le turc ottoman et bien moins encore comprennent l'arabe ou le persan.
Or la culture plonge ses racines dans sa langue. Lera Boroditsky, professeur de psychologie à l'Université de Stanford, a découvert que « si vous changez la façon dont parlent les gens, vous changez également leur façon de penser. Si les gens apprennent une autre langue, ils apprennent également sans s'en rendre compte une nouvelle façon de voir le monde… Ces nouvelles recherches nous montrent que les langues que nous parlons non seulement reflètent ou expriment nos pensées mais également déterminent jusqu'aux pensées que nous souhaitons exprimer. Les structures qui composent notre langue déterminent profondément la façon dont nous construisons la réalité. »
En réintroduisant le turc ottoman comme langue, et particulièrement les systèmes d'éducation religieuse, Erdoğan fait revenir son pays à son passé ottoman et islamique tant sur le plan des connaissances que de la pensée, et l'éloigne de l'État laïc moderne qui fut pendant longtemps un partenaire et un allié de l'Occident. Avec une habileté qui a souvent été sous-estimée, il est en train d'utiliser les esprits des plus jeunes en Turquie pour préparer l'avenir : les enfants de six ans qui aujourd'hui apprennent à honorer la mort, à mémoriser le Coran et à s'identifier à l'époque glorieuse des Ottomans feront, dans 12 ans, leur entrée dans l'armée turque.
Tout cela semble concorder avec ce qu'Erdoğan avait en tête depuis longtemps. En 2013, Hillel Fradkin et Lewis Libby, écrivant dans le World Affairs Journal, avaient relevé une observation peu remarquée qu'Erdoğan alors Premier ministre avait formulée lors de son congrès et dans laquelle il appelait les jeunes du pays à regarder au-delà du 100ème anniversaire de la République en 2023 et à se préparer pour l'année 2071. « C'est une date qui a probablement peu d'importance aux yeux des Occidentaux », observent Fradkin et Libby, « mais elle est évocatrice pour de nombreux Turcs. 2071 marquera le millénaire de la Bataille de Mantzikert. C'est à cette date que les Turcs seldjoukides – une tribu originaire d'Asie centrale – ont remporté une victoire décisive contre la première puissance chrétienne de l'époque, l'Empire byzantin, jetant ainsi le monde médiéval dans la stupéfaction. Au terme de la bataille, le chef seldjoukide marcha sur la gorge de l'empereur chrétien en signe d'humiliation de la chrétienté. La victoire seldjoukide enclencha une série d'événements qui permirent aux Turcs seldjoukides de s'emparer des territoires qui constituent la Turquie moderne et de créer un empire qui allait s'étendre sur une grande partie de la Palestine, de l'Irak, de la Syrie et de l'Iran.
En évoquant Mantzikert, Erdoğan rappelait aux Turcs contemporains les gloires de leurs ancêtres, agressifs guerriers qui avaient projeté de conquérir des pays non-musulmans et, partant, de lutter contre les chiites tant détestés pour un jour dominer une grande partie du Moyen-Orient. »
Moins de deux ans plus tard, alors que l'État islamique bâtit son sanglant califat juste de l'autre côté de la frontière, la formation de la nouvelle génération d'Erdoğan apparaît comme plus menaçante que jamais.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.