Et c'est reparti ! Experts, spécialistes, classe politique et grands journaux répètent à l'unisson ces légendes rebattues et entendues tant de fois dès qu'il s'agit d'expliquer les attentats de Paris du 7 janvier. Désormais tout le monde en connaît les mots clés : « jeunes marginalisés », « chômage », « ghettos », « banlieues », « opprimés ».
L'explication donnée est la suivante : si les musulmans occidentaux se radicalisent et se tournent vers le terrorisme c'est parce qu'il s'agit de jeunes gens au chômage, marginalisés et relégués dans des quartiers défavorisés. Il arrive que ce raisonnement soit rapidement suivi d'un autre argument : leurs actions n'ont rien à voir avec l'islam.
Ces affirmations sont très en vogue mais ne reposent sur rien de vrai. Raison pour laquelle ceux qui soutiennent un tel raisonnement finissent souvent par se prendre les pieds dans le tapis, à l'instar du New York Times dans les jours qui ont suivi les attentats de Paris. Après avoir commencé par ressortir les mêmes banalités, le Times a rapidement enchaîné avec la publication d'un article traitant de la réaction potentielle de la banlieue parisienne – ghettos peuplés d'une grande majorité de musulmans – en réponse à l'ampleur du soutien international apporté à la rédaction de l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Le Times avertissait que les banlieues étaient au bord de « l'explosion », leur population musulmane bouillant de rage sur le fait que Charlie Hebdo tourne régulièrement leur prophète en dérision, et que le slogan de soutien « Je suis Charlie » a fini par inonder l'Occident.
Le Times insinue que la situation ne serait pas due au fait que les jeunes sont musulmans : après tout, la plupart des musulmans ne sont pas des terroristes et ne prennent pas fait et cause pour la violence. Non, tout cela est dû au fait que ce sont de jeunes gens au chômage, marginalisés et relégués dans des quartiers défavorisés.
Si on suit ce raisonnement, cela veut donc dire ou bien que toute personne reléguée dans un quartier défavorisé et privée d'emploi est susceptible de devenir un terroriste, ou bien que tous les musulmans sont susceptibles de se radicaliser dès lors qu'ils vivent dans des quartiers défavorisés et sont privés de travail. La première affirmation est contredite par la vie que mènent des centaines de millions de gens partout en Occident : les Hispaniques dans le quartier espagnol de Harlem, les juifs orthodoxes à Anvers et à Borough Park, les Philippins de Little Manila à Los Angeles. La seconde affirmation relève du sectarisme primaire : si le Times et d'autres essaient de démontrer que la plupart des musulmans ne sont pas des terroristes, ils ne peuvent pas déclarer dans le même temps que tout musulman défavorisé peut – et probablement va – en devenir un, contrairement aux autres personnes défavorisées.
Mais il ne s'agit pas seulement d'une question de logique. Maintes et maintes fois, des études ont confirmé que, à tout le moins parmi les musulmans occidentaux, le statut économique n'a rien à voir avec la radicalisation, pas plus apparemment qu'avec le terrorisme en général : l'auteur des attentats à la bombe d'Oklahoma City, Timothy McVeigh, et son complice Terry Nichols avaient peut-être des problèmes d'ordre personnel mais ni l'un ni l'autre n'a grandi dans les ghettos urbains. Quant aux fondateurs de Weather Underground [groupe terroriste d'extrême gauche américain, NdT], ils venaient tous de bonnes familles de la classe moyenne.
En effet, Marc Sageman, psychiatre légiste et ancien travailleur social de la CIA qui a étudié 400 cas de terroristes visant l'Occident, a constaté que 75 % d'entre eux ont grandi dans des familles de la classe moyenne ou supérieure. Comme l'a rapporté Frontline, « l'immense majorité – 90 % – provenaient de familles unies et aimantes. 63 % avaient suivi des études supérieures, contre 5 ou 6 % dans le tiers monde. » Dans une autre étude menée auprès des musulmans vivant en Occident, N. Delia Deckard de l'Emory University et David Jacobson de la Global Initiative on Civil Society and Conflict ont constaté que « les personnes interrogées indiquant qu'elles sont plus épanouies, disent également avoir une approche plus orthodoxe de la question du genre, une plus grande affinité avec les systèmes juridiques inspirés de la charia et une plus grande volonté de se sacrifier pour leur foi. Notre hypothèse selon laquelle les personnes interrogées plus pieuses seraient plus susceptibles d'épouser des croyances radicales en matière de violence, a reçu une nette confirmation. Quelles que soient les variables démographiques, le degré de fondamentalisme constitue un indicateur important et révélateur de la volonté de s'engager dans la violence. »
D'autres ont observé que les instigateurs tels qu'Oussama Ben Laden sont plutôt issus de milieux plus éduqués. Ce sont les exécutants, chargés de commettre les attentats, qui sont le plus souvent originaires de milieux moins favorisés – des gens que l'on peut facilement convaincre en leur promettant de l'argent en liquide ou une récompense pour les proches qui leur survivront (c'est la stratégie favorite du Hamas et de l'Autorité palestinienne avec l'aide du groupe bancaire jordanien Arab Bank).
Depuis les attentats contre Charlie Hebdo, « beaucoup de musulmans qui vivent ici sont en colère », m'a dit un Kurde ayant immigré aux Pays-Bas. « Ils ont l'impression d'être venus ici comme travailleurs immigrés et d'avoir construit le pays avant d'être mis dans un coin pour être oubliés. »
Cependant la colère n'est pas non plus ce qui transforme les gens en radicaux religieux. Ce qui fait d'eux des radicaux religieux, en vérité, ce sont d'autres radicaux religieux. Un point c'est tout.
Il serait bon de faire ici un peu d'histoire. Les travailleurs musulmans qui ont émigré en Europe ont été accueillis en tant qu'hôtes. Il n'était pas prévu qu'ils restent. Les gouvernements européens leur ont trouvé un logement et ont créé des communautés pensant, à tort ou à raison, que ces travailleurs se sentiraient ainsi plus à leur aise. L'idée était que ces derniers préféreraient vivre parmi ceux qui parlaient la même langue et provenaient de la même culture qu'eux.
Seulement voilà, ce qui a été convenu n'a pas été tenu. Les travailleurs ont amené leurs familles et sont restés. Personne n'avait prévu ce cas de figure. Personne n'avait pressenti que nombre d'entre eux n'apprendraient pas les langues des pays d'accueil et rendraient ainsi tout simplement impossible une élévation du taux d'emploi.
C'est souvent comme cela que naissent les ghettos dont les révoltes sont l'une des conséquences malheureuses.
Toutefois, les révoltes des ghettos ne sont pas le djihad et ne sont pas non plus le terrorisme.
De plus ce ne sont pas les premières générations d'immigrés en Europe qui se sont radicalisées mais bien leurs enfants – des jeunes qui sont nés et qui ont grandi en Occident.
Dans ce contexte, les différences socioéconomiques qui existent parmi les musulmans occidentaux, jouent souvent un rôle dans leur radicalisation. Ils deviennent des proies faciles. Certains parmi ceux qui tombent dans la criminalité, se radicalisent en prison. D'autres sont convaincus que leurs péchés seront pardonnés s'ils meurent martyrs au djihad. Ajoutez à ces éléments d'une part, la présence d'un grand nombre de prédicateurs salafistes envoyés d'Arabie Saoudite dans les mosquées européennes dont un nombre important diffuse de la littérature wahhabite, et d'autre part, des communautés musulmanes dotées d'écoles islamiques financées par des salafistes saoudiens. Vous obtenez ainsi le parfait mélange pour la fabrication de musulmans radicaux dont certains partiront faire le djihad.
Légendes mises à part, la vérité est que pour devenir terroriste, n'importe quel type de terroriste, tout ce dont vous avez besoin c'est une arme et une cause.
Dans le cas du terrorisme islamiste, qui a émis une fatwa à l'encontre de Salman Rushdie, qui a incité un médecin et un ingénieur en aéronautique à organiser des attentats terroristes à Glasgow et à Londres et qui s'est attaqué violemment à la rédaction de Charlie Hebdo, la cause se résume à une chose : l'islam radical.
La cause ne réside pas dans la marginalisation, le chômage, ou encore la maison sans jardin.
Toutefois ce qui permet le processus de création de radicaux religieux, ce sont d'autres radicaux religieux. C'est exactement cela, comme le dit aussi le New York Times, qui s'est produit dans le cas de Saïd et Chérif Kouachi, les frères responsables des attentats contre Charlie Hebdo.
Pourtant le Times et tant d'autres journaux commettent la même erreur qui est de confondre tous ces problèmes. On ne peut pas, en bonne logique, soutenir que la plupart des musulmans vivant dans la pauvreté en Occident ne sont pas des terroristes et dans le même temps affirmer que les banlieues constituent un terreau fertile pour le terrorisme. Vous ne pouvez pas devenir un musulman radical si vous n'êtes pas musulman au préalable, que vous viviez dans la banlieue parisienne, dans le Schilderswijk à La Haye ou dans une maison entourée d'une clôture blanche du Caswell County en Caroline du Nord.
Mais ce que nous pouvons faire, pour reprendre les termes de Stéphane Gomez, conseiller général du canton de Vaulx-en-Velin dans la banlieue lyonnaise, « c'est parler de ce qui n'a pas fonctionné et de rouvrir les débats que nous avons eu peur d'aborder pendant si longtemps. »
Or, cela demande un courage et une franchise que beaucoup n'ont tout simplement pas.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.