À chaque nouvelle atrocité, des dirigeants et commentateurs politiques occidentaux se convainquent eux-mêmes et persuadent l'opinion publique que la puissance de l'État Islamique va décliner, que sa machine en relations publiques s'essouffle et que le flot de musulmans occidentaux en route pour le Califat va s'arrêter.
Or, ce n'est pas le cas.
Les musulmans radicaux européens n'ont montré aucun signe indiquant un quelconque changement dans l'admiration qu'ils vouent à l'EI (ou EIIL), pas même au lendemain du meurtre largement condamné du pilote jordanien Moadh Al-Kasasbeh, mis en cage et brûlé vif en janvier dernier. Alors que les musulmans modérés à travers le monde dénonçaient ce meurtre, des ados d'Angleterre, d'Allemagne, des Pays-Bas, de Belgique, de France et même des États-Unis continuent de pénétrer sur le territoire syrien, impatients d'aller faire le djihad.
Cette nouvelle n'a pas de quoi surprendre. En 2013, Ruud Koopmans a publié les résultats d'une étude paneuropéenne, menée auprès de 9000 Européens musulmans. Celle-ci a montré qu'une part importante des musulmans européens croient en bon nombre d'idées défendues par l'État Islamique : retour aux racines de l'islam, conviction de la supériorité de la loi religieuse (coranique) sur toutes les lois séculières, haine des juifs et des homosexuels et perception de l'Occident comme ennemi de l'Islam.
Parmi les constats de l'étude, « près de 60 % des musulmans interrogés refusent d'avoir des homosexuels pour amis, 45 % pensent qu'on ne peut pas faire confiance aux juifs et une part tout aussi grande croit que l'Occident a l'intention de détruire l'Islam. »
Plus récemment, peu après le massacre de Charlie Hebdo, la BBC a constaté, au terme d'une enquête menée auprès d'un millier de musulmans britanniques, que 24 % d'entre eux considèrent « la violence contre ceux qui publient des images du Prophète » comme justifiée. À la question de savoir si « les religieux musulmans légitimant dans leurs prêches la violence contre l'Occident sont en décalage par rapport à l'opinion de la majorité des musulmans », 45 % répondent par la négative.
Dit autrement, près d'un musulman britannique sur deux soutient sans complexe ces religieux qui justifient la violence contre l'Occident.
Tout aussi déroutant, le constat selon lequel 11 % des musulmans britanniques interrogés disent « éprouver de la sympathie envers les gens désireux de se battre contre les intérêts occidentaux. » Le pays comptant une population musulmane de 2,7 millions d'habitants en 2011 (c'est le chiffre le plus récent dont nous disposions et qui est aujourd'hui assurément plus élevé), ce pourcentage équivaut approximativement à 297.000 personnes. Même s'il semble que la majorité d'entre eux ne cherche pas à faire la hijra (c'est-à-dire rejoindre l'État Islamique pour y faire le djihad), ces chiffres représentent, sur le plan international, une menace terroriste considérable.
Et ce sont là les chiffres pour le seul Royaume-Uni.
Malheureusement, on ne peut plus considérer ces opinions comme celles d'une « petite minorité » des musulmans d'Europe. À travers l'Europe occidentale, selon les conclusions de l'étude de Koopman, « deux tiers des musulmans interrogés déclarent que les règles religieuses sont plus importantes que les lois du pays dans lequel ils vivent. Trois quarts du même panel soutiennent qu'il n'y a qu'une interprétation légitime du Coran. »
Alors que ces chiffres reflètent l'opinion de personnes interrogées en 2008, et comme le montre clairement l'enquête de la BBC, peu d'éléments laissent penser qu'un renversement complet des opinions et croyances religieuses sera opéré chez un nombre important de musulmans occidentaux.
Par ailleurs, 56 % des musulmans belges et 64 % des musulmans autrichiens ayant répondu en 2008 à l'enquête de Koopman, étaient d'avis que « l'on ne peut pas faire confiance aux juifs », alors que des éléments probants indiquent que l'attitude des musulmans à l'égard des juifs n'a fait qu'empirer : les meurtres ciblés de juifs perpétrés en l'espace d'un an à Bruxelles, Paris et Copenhague montrent que la haine des musulmans envers les juifs en Europe a désormais atteint un point critique.
Manifestement, nous assistons au développement de tendances qui s'étendent à toute l'Europe. Ces tendances, qui incluent des centaines de milliers de musulmans radicaux fondamentalistes, dépeignent un tableau terriblement sombre.
On peut constater l'ampleur de ce phénomène en lisant le rapport de l'International Center for the Study of Radicalization and Political Violence [Centre international pour l'étude de la radicalisation et de la violence politique]. Ce document suggère que ceux qui « sympathisent avec » l'EI et Al-Qaïda peuvent constituer l'une des armes les plus puissantes de ces groupements terroristes. De tels sympathisants – de simples individus en Occident –« possèdent une influence considérable sur la manière dont le conflit est perçu par ceux qui y sont activement impliqués. » De plus, sont apparus de nouveaux leaders spirituels qui, tout en ne participant pas activement à « l'organisation des départs de combattants étrangers vers la Syrie et de la coordination avec les djihadistes », jouent néanmoins le rôle de comités de soutien. Selon les auteurs du rapport, « leurs déclarations et leurs interactions peuvent apparaître comme des formes d'encouragement, de justification et de légitimation religieuse du combat ».
Koopman va clairement dans le même sens. Bien qu'il n'ait pas répondu à une demande d'interview de l'IPT, il a cautionné le mois dernier dans le quotidien belge De Morgen qu'en raison de telles influences, « les dirigeants devraient, sur la question de la radicalisation, regarder au-delà des groupuscules qui s'adonnent à la violence. Les racines du problème se trouvent dans la communauté musulmane elle-même. »
Les défis posés par la radicalisation constituent non seulement un danger pour nous mais également une tragédie pour cette même communauté musulmane que Koopman pointe comme la cause du problème : pensons aux jeunes filles qui, se précipitant vers la Syrie en rêvant d'épouser des héros se retrouvent, au lieu de cela, mariées à des étrangers et forcées d'avoir des relations sexuelles dès l'âge de 14 ou 15 ans ; pensons aussi aux garçons comme l'Australien de 18 ans, Jake Bilardi alias « Jihadi Jake », qui s'est fait exploser au début du mois à Bagdad ; ou encore aux filles et aux femmes vivant dans des communautés fondamentalistes qui se terrent dans les villes européennes et entretiennent des conceptions moyenâgeuses et souvent barbares de la femme.
Chose incroyable pourtant, rien de tout cela ne semble suffire pour faire se lever les musulmans modérés de ces mêmes communautés afin de défendre l'égalité et la liberté et de réclamer un monde de possibilités et de raison. Aujourd'hui encore, ce combat reste et demeure le nôtre.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.