Il y a 70 ans ce mois-ci qu'Anne Franck mourait dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, laissant derrière elle, dissimulé dans le lieu où elle et sa famille se cachaient des nazis à Amsterdam, l'un des documents historiques les plus précieux de notre époque : son journal intime.
Pourtant il est difficile aujourd'hui de raconter son histoire dans une classe néerlandaise. Récemment, le quotidien néerlandais AD titrait : « Des cours sur l'Holocauste ? Des conneries, disent les étudiants ». Il se fait qu'un nombre important d'étudiants néerlandais, tous musulmans, refuse d'assister à des cours sur la Shoah [l'Holocauste], dénoncés comme une exagération et un mensonge, et menace leurs professeurs. Cet exemple illustre à merveille le genre de récupération que l'on observe de plus en plus parmi les jeunes musulmans européens radicalisés et même non radicalisés : nombreux sont ceux qui remettent en question l'existence des camps de concentration ainsi que l'entreprise génocidaire et qui, dans le même temps, manifestent dans des rassemblements pro-EIIL et anti-Israël en scandant : « Tous les juifs aux chambres à gaz » et « Hitler avait raison ».
Et comme le monde a pu le voir ces derniers mois avec les meurtres de juifs à Bruxelles, Paris et Copenhague, ce type de haine antisémite s'étend bien au-delà des frontières des Pays-Bas, où la famille allemande d'Anne Franck avait d'abord cherché refuge. Aujourd'hui comme à cette époque-là, il n'y a aucun véritable refuge en Europe pour les juifs.
Si cette comparaison semble exagérée, il suffit de repenser à l'actualité récente : le meurtre de quatre juifs au Musée juif de Bruxelles en mai 2014 par le musulman radical français Mehdi Nemmouche, le massacre de quatre juifs, le 9 janvier dans un hypermarché casher de Paris, par le prétendu djihadiste Amedy Coulibaly et le meurtre, un mois plus tard, d'un gardien bénévole à la synagogue de Copenhague par l'extrémiste arabo-danois Omar Abdel Hamid El-Hussein.
Mais la violence ne s'arrête pas là. Les incidents moins importants se comptent par dizaines : attentats à la bombe perpétrés l'été dernier contre des synagogues à Paris et Wuppertal, passage à tabac d'une dame juive suédoise organisé ce même été par un gang de musulmans à Malmö (le crime de cette dame était de porter un collier avec l'étoile de David) ; en février 2014, les haut-parleurs d'un train belge annonçant sereinement : « Mesdames et Messieurs, nous allons à Auschwitz. Tous les juifs sont priés de descendre prendre une petite douche ».
Et ce n'est pas tout. En août dernier, une femme juive a été agressée à Amsterdam ; en octobre, un adolescent français a été tabassé à la sortie de son école par de jeunes « africains » ; en août également, un employé du ministère néerlandais de la Justice postait un tweet disant que « l'EIIL est un complot sioniste ».
En janvier, l'ancien fonctionnaire écossais Zaim Mohammed postait sur sa page Facebook : « Je déplore qu'Hitler n'ait pas réussi à exterminer la race juive. » On notera qu'en 2014, le Royaume-Uni a enregistré un nombre record d'actes antisémites avec plus de 80 agressions physiques.
Pas étonnant, dès lors, de voir les juifs d'Europe apeurés et sur le qui-vive. En septembre dernier, Marco Mosseri, juif italien vivant à Bruxelles, s'est fait le porte-parole d'un grand nombre en déclarant au New York Times : « Cet été, j'ai commencé à percevoir le monde de manière différente. J'ai commencé à avoir peur. J'ai passé plusieurs nuits sans dormir. Pour la première fois, j'ai pensé que je pourrais mourir à cause de ma religion. »
Plusieurs attentats plus tard, on se demande comment il se sent désormais.
Des dizaines de rapports sur la hausse de l'antisémitisme en Europe ont clamé que « nous ne sommes pas en 1933 », précisant que les attentats antisémites actuels sont le fait de civils et non d'un État : les juifs sont bien loin d'être parqués dans des camps ou bannis de la vie publique.
Toutefois, pour beaucoup de juifs européens, il devient de plus en plus risqué de prendre part à la vie publique, un risque qu'ils mesurent à chaque fois qu'ils franchissent le pas de leur porte. Les fidèles sont priés de ranger leur kippa avant de sortir de la synagogue. Les écoliers cachent leur étoile de David sous leur chemise. Le caractère aléatoire et imprévisible de la violence engendre une peur d'une autre nature.
En outre, comme le relève l'article du Times, les juifs trouvent souvent que, si leurs gouvernements n'ont pas le droit de soutenir ouvertement l'antisémitisme, ils ne font pas tout ce qu'ils peuvent pour l'arrêter. Ce n'est qu'après le bain de sang du Musée juif de Bruxelles que le gouvernement néerlandais a, pour la première fois, accepté de supporter les frais liés à la protection des écoles et institutions juives – une dépense qui, jusqu'alors, était assumée par les juifs eux-mêmes.
Pourtant, comme l'observe le Times, la lutte contre l'antisémitisme « n'est plus considérée comme une priorité, les juifs étant souvent perçus comme des privilégiés par rapport aux musulmans et à d'autres minorités confrontées à la discrimination. » Le fait que les crimes antijuifs surpassent en nombre et en gravité les crimes antimusulmans, ne semble pourtant pas modifier la perception erronée du juif privilégié. De la même manière, le fait que les attaques violentes contre les juifs sont, dans leur immense majorité, perpétrées par des musulmans n'a aucun impact sur cette perception. Selon un rapport de l'Institute for the Study of Global Anti-Semitism and Policy (ISGAP, Institut pour l'étude de l'antisémitisme et la politique mondiale), « les comportements antisémites sont bien plus répandus parmi les musulmans que parmi d'autres composantes des sociétés européennes. »
L'ISGAP note que d'autres analyses « confirment que les comportements antijuifs sont plus prégnants parmi les musulmans [européens] que dans l'ensemble de la population. » Par contre, pas un seul juif n'a été accusé de soutenir des activités dirigées contre les musulmans et encore moins des actes de violence antimusulmane.
Par ailleurs, le sentiment antijuif se développe au-delà de la communauté musulmane. Il s'est en quelque sorte banalisé comme le montrent la popularité de l'artiste français Dieudonné M'bala M'bala, dont la quenelle – salut nazi inversé – est reproduite dans toute l'Europe par des fans (dont la plupart, mais pas tous, sont de jeunes musulmans), ou encore les tentatives faites aux Pays-Bas ou ailleurs d'inclure dans les journées de commémoration de l'Holocauste les victimes de toutes les guerres – et de minimiser de la sorte en un tournemain l'importance, le caractère unique et la mémoire de la quasi-destruction des juifs propre à l'Europe.
Ce phénomène explique peut-être pourquoi tant d'enseignants, dans de nombreuses écoles en Europe, ont renoncé à donner des cours sur l'Holocauste et pourquoi les gouvernements font si peu pour sanctionner les élèves qui refusent d'assister à ce genre de cours et même qui profèrent des menaces.
Cela explique certainement le fait que la hausse de l'antisémitisme n'est pas due uniquement aux musulmans : des groupes d'extrême gauche pro-palestiniens et des organisations de l'extrême droite néo-nazie ont également leur part de responsabilités. Selon l'IGSAP, en France, « 24 % des musulmans sondés et 12 % de l'ensemble de la population désapprouvaient le fait que l'Holocauste doive être enseigné aux jeunes générations pour éviter qu'il se répète. » En outre, 57 % des musulmans interrogés, 25 % de l'ensemble de la population, 32 % des sympathisants du Front National et 28 % des sympathisants du Front de Gauche étaient d'accord de dire que « le sionisme est une organisation internationale visant à exercer une influence sur le monde et la société au profit des juifs. »
Et ainsi de suite.
Pas étonnant dès lors que Danny Pinto, un juif néerlandais qui a grandi à Amsterdam, ait déclaré au quotidien néerlandais De Volkskrant : « À présent, je suis davantage conscient du danger. Je cherche toujours les sorties de secours. »
Avant de mourir du typhus quelques semaines avant la libération des camps, Anne Franck confiait dans son journal intime : « Je garde mes idéaux car, en dépit de tout, je continue à croire que les gens sont profondément bons. »
Aujourd'hui, 70 ans plus tard, ses idéaux appartiennent toujours au domaine du rêve et restent confinés aux pages qu'elle a écrites.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.