Depuis 13 ans, Recep Tayyip Erdogan s'efforce d'imposer sa conception islamiste à la fière démocratie laïque turque en donnant au pays les allures d'une république néo-ottomane. Une partie non négligeable de ses succès peut s'expliquer par sa capacité à manipuler et à intimider la presse et à censurer occasionnellement les réseaux sociaux et internet en général. À présent, dans un geste qui relève soit de l'impérialisme islamiste, soit de l'ignorance pure et simple de la démocratie occidentale, soit des deux, le président et ancien Premier ministre turc accroit son rayonnement et brandit le poing vers l'Occident – dans l'espoir d'y étendre son influence – en prenant le New York Times pour cible.
Exaspéré par un éditorial « honteux » du Times du 23 mai dernier qui le présentait comme « de plus en plus hostile à la vérité » et l'accusait de « manipulation brutale du processus politique » dans le cadre des élections du 7 juin prochain, Erdogan a accusé le journal de « transgresser les limites de la liberté » et de « s'immiscer dans la vie politique turque. » S'exprimant lundi à Istanbul, le dirigeant turc a appelé le Times à « connaître sa place », affirmant que si le journal avait critiqué les dirigeants américains, ces derniers « auraient immédiatement fait le nécessaire » – une sinistre suggestion qui reflète bien la façon dont il procède lui-même avec les journalistes dont les propos lui déplaisent : il les jette en prison en les accusant le plus souvent de « terrorisme ». En 2013, le Committee to Protect Journalists (Comité pour la protection des journalistes) a cité la Turquie comme étant le pays qui, pour la deuxième année consécutive, emprisonne le plus de journalistes. La libération de huit d'entre eux en 2014 a placé le pays en deuxième position mais tout laisse penser que 2015 verra le pays reprendre la première place.
En effet, quelques jours seulement après sa diatribe contre le Times, Erdogan prenait sa revanche sur l'ancien reporter du journal, Stephen Kinzer, en revenant sur sa promesse de conférer à ce dernier la « citoyenneté d'honneur » et d'en faire en lieu et place « un ennemi de notre gouvernement et de notre pays. » Ce changement d'humeur semble s'être produit au moment où un membre de l'équipe présidentielle a découvert un article écrit le 4 janvier par Kinzer pour le Boston Globe, et dans lequel il observait : « autrefois considéré comme un modernisateur habile, Erdogan siège à présent dans un palais composé de 1000 pièces d'où il fustige l'Union européenne, décrète l'arrestation de journalistes et fulmine contre les minijupes et le contrôle des naissances. »
Ce n'est pas la première fois, loin s'en faut, qu'Erdogan s'en prend au journal américain. En 2014, alors qu'il était Premier ministre, il a réfuté les faits rapportés par le Times selon qui la Turquie avait permis de faire passer des armes en Syrie en vue d'aider l'EIIL. La Turquie, insistait-il, « est contre le terrorisme de toute nature, sans aucune distinction. » Il s'agissait là tout au plus d'une déclaration ironique émanant d'un homme qui a des affinités avec les Frères Musulmans et qui dirige un pays suspecté d'avoir servi de quartier général du Hamas. Il convient aussi de noter qu'au moment où Erdogan qualifiait Kinzer « d'ennemi du gouvernement », il accueillait ouvertement des membres des Frères Musulmans expulsés d'Égypte au lendemain de la chute de Mohammed Morsi.
Toutefois, l'article n'était pas le seul problème pour Erdogan qui a aussi critiqué le Times pour avoir utilisé une photo de lui sortant d'une mosquée. Il a affirmé que cette photo laissait penser qu'ils étaient, lui et cette mosquée, responsables du recrutement de djihadistes au bénéfice de l'EIIL. Par la suite, le journal s'est excusé d'avoir diffusé cette image en disant qu'elle avait été « publiée par erreur ». Ce qui a permis à Erdogan de chanter sur tous les toits de son pays qu'il avait triomphé du Times et donc, comme il le laissait penser, de l'Amérique. De la même manière, dans la suite du dernier conflit en date avec le Times, il a prévenu que le Times ne domine plus la Turquie : « Ils ont l'habitude de dominer l'autre partie du monde à 10 ou 15000 kilomètres de distance », déclarait-il. « Cette Turquie-là n'existe pas. La vieille Turquie n'existe plus. C'est une nouvelle Turquie qui existe à présent. »
Cette attitude est typique chez Erdogan : il a coutume de rechercher ce type de victoire – pas seulement sur l'Amérique mais aussi sur le monde entier. Dans une phrase désormais célèbre, il a déclaré que ce sont les musulmans, et non Colomb, qui ont découvert l'Amérique, une position qu'il a défendue en affirmant : « En tant que président de mon pays, je ne peux accepter que notre civilisation soit inférieure aux autres civilisations » ou encore « les sources occidentales ne devraient pas être crues comme si elles étaient des textes sacrés. »
Quand il s'est exprimé à plusieurs reprises en Europe, il a exhorté les Turcs européens à résister à l'assimilation. « L'assimilation est un crime contre l'humanité », a-t-il déclaré dans un discours prononcé en 2008 à Cologne (Allemagne) devant une audience internationale de 20.000 personnes. En 2013, dans un geste très controversé, il a exigé du gouvernement néerlandais que les enfants turco-néerlandais placés dans des foyers d'accueil le soient exclusivement dans des foyers musulmans – et ce, en dépit du nombre réduit de familles d'accueil musulmanes.
Plus récemment, le parti islamiste qu'il a fondé en 2001, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), est allé jusqu'à proclamer, lors de la campagne pour les prochaines élections : « Dieu est de notre côté » – une déclaration qui est en elle-même un défi aux principes les plus fondamentaux d'une république démocratique et laïque. Il faut également prendre en considération les visées néo-ottomanes d'Erdogan qui, à ce jour, se traduisent par l'instauration dans les écoles turques de cours de religion obligatoires ainsi que de cours d'alphabet turc-ottoman, une écriture que Kemal Atatürk avait, en fondant la République de Turquie, bannie et remplacée par l'alphabet latin dans le but d'occidentaliser la Turquie et de la détourner de son passé arabe et islamique.
En réalité, c'est la restauration turco-ottomane qui nous en apprend le plus sur la vision d'Erdogan. Comme l'a observé le Washington Post, ses opposants considèrent cette attitude « comme le signe de l'islamisation rampante d'une société turque résolument laïque, une islamisation opérée sous le contrôle d'Erdogan. L'interdiction du port du voile et du foulard a été levée par Erdogan. Le nombre d'étudiants fréquentant des établissements religieux gérés par l'État est passé de 63.000 en 2002, époque où Erdogan est arrivé au pouvoir, à près d'un million à l'heure actuelle – un chiffre dont le président turc se félicite. » Ce n'est pas un hasard si à l'époque, Erdogan promettait que son gouvernement allait bâtir « une nouvelle jeunesse religieuse. »
Tout cela reflète une conception ambiguë et quelque peu bizarre du rôle de la parole écrite, que celle-ci soit de nature journalistique ou religieuse, une conception qui vire même à la confusion entre les deux. Il est par exemple interdit de critiquer Mahomet mais il est manifestement tout aussi interdit de critiquer le président turc (comme c'est le cas pour les dirigeants de la plupart, si pas de tous les pays musulmans).
Ainsi, un élève de 16 ans a été arrêté en décembre dernier pour avoir insulté le président alors qu'il tenait des propos pour la défense de la laïcité et soutenait que la corruption entachait le gouvernement. Dans une société islamiste – celle de l'islam politique – il n'y a aucune distinction entre l'Islam et l'État : critiquer l'un revient à critiquer l'autre.
Dans la même veine, l'objectif d'Erdogan de créer une « nouvelle Turquie » qui serait la restauration d'un Empire ottoman plus puissant que l'Amérique ou l'Europe, s'apparente à l'idéal d'un califat mondial – un monde sous la domination de l'Islam. Quoi qu'il en soit, il est clair que, s'il érode peu à peu l'héritage de la Turquie laïque, il ouvre progressivement la voie à cet État régi par la charia qu'il aurait appelé de ses vœux par le passé. Par contre, ce dont il ne se rend pas compte, c'est que plus il essaye de passer ces vérités sous silence, plus il les rend manifestes.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.