La violence physique a commencé au domicile conjugal d'Ankara, le corps de l'épouse martelé par les coups de poing du mari. Ensuite, c'est au foyer d'accueil où elle avait trouvé refuge avec leur enfant que les coups se sont abattus, au moment où le mari venait leur rendre visite. Le juge a condamné l'homme à une amende de 3000 lires (environ 1000 dollars) pour violence physique et la femme à une amende équivalente pour la blessure qu'elle a infligée à la main de son mari au moment où celui-ci la frappait trop fort.
En Turquie, les élections de dimanche annoncent peut-être une ère de changements pour le pays. Toutefois, il est probable que les femmes turques qui ont souffert sous le régime de Recep Tayyip Erdoğan, ne voient pas la différence de sitôt, si elles la voient un jour.
« Ce genre de chose arrive si souvent qu'on n'y prête même plus attention », me confiait un ami il y a environ un an. « Les crimes d'honneur et les femmes tuées par leur mari sont monnaie courante. C'est devenu banal. »
Aussi choquant que cela puisse paraître, cela n'a rien de surprenant. Dans le rapport du Forum économique mondial sur l'inégalité entre hommes et femmes (le Global Gender Gap Report) pour l'année 2013, la Turquie se situait au 120ème rang des 142 pays classés, arrivant bon dernier pour l'Europe et l'Asie centrale. Selon Roberto Frifrini de la Human Rights Agenda Association, une organisation des droits de l'homme basée à Ankara, « les données concernant la violence à caractère sexiste indiquent que celle-ci augmente chaque jour, allant de la simple discrimination au crime d'honneur, en passant par le harcèlement sexuel ou le viol. »
De nombreux militants des droits des femmes pointent du doigt Erdoğan et son gouvernement et affirment que ces derniers, en dépit de ce qu'ils pourraient parfois laisser croire, ont largement abandonné les femmes. Le blog Human Rights Now d'Amnesty International observe, par exemple, que « récemment, Erdoğan a remplacé le ministère de la Femme et des Affaires familiales par le ministère de la Famille et de la Politique sociale. L'action du gouvernement en faveur des femmes a littéralement été supprimée. »
En conséquence de cette « suppression », la police et la justice tendent à adopter une attitude de régression, voire d'hostilité envers les femmes et les droits des femmes. Dans les jours qui ont précédé les élections, par exemple, la Cour constitutionnelle turque a jugé que les mariages religieux seraient considérés comme légaux même en l'absence d'un certificat de mariage civil. Cette décision place non seulement loi religieuse et loi civile sur un pied d'égalité mais elle risque également de légitimer la polygamie et, pire encore, les mariages forcés d'enfants.
De telles décisions de justice montrent à quel point le Turquie s'est islamisée depuis le début de l'ère Erdoğan, inaugurée en 2003. Premier ministre de 2003 à 2014, puis président, celui qu'on surnomme souvent « le Sultan » démantèle systématiquement l'État laïc créé par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, notamment par rapport à sa conception du rôle de la femme. Il a également appelé les femmes à rester au foyer pour se consacrer à leur famille et à avoir « au moins » trois enfants, qualifiant le contrôle des naissances de « trahison ». Pas plus tard qu'en novembre dernier, il a déclaré que « l'égalité entre hommes et femmes est contre nature. » Son objectif, semble-t-il, est de reproduire ce dont il a été témoin en Iran où les femmes doivent se couvrir, ne peuvent ni voyager sans la permission d'un gardien mâle ni transmettre la citoyenneté à leurs enfants, et où les filles peuvent être mariées à l'âge de 13 ans, voire plus jeunes encore.
Erdoğan a été relativement performant. À mesure que les islamistes ont gagné en puissance, leur influence s'est étendue à la génération suivante à tel point qu'elle menace désormais de contaminer les Turcs les plus jeunes par le biais de cours obligatoires sur la religion et le Coran dans les écoles publiques et par l'encouragement des jeunes filles à porter le foulard dès l'âge de 10 ans – ce même foulard qui a été interdit sous Atatürk pour toutes les femmes et les filles dans les écoles et les bâtiments publics.
Le résultat est terrifiant. Selon The Atlantic, 11 millions de femmes en Turquie sont ou ont été confrontées à la violence sexuelle. Et selon le Daily Zaman, un rapport récent du ministère turc de l'Intérieur a montré que, parmi les mineurs d'âge, les filles qui ont été mariées ces trois dernières années sont 20 fois plus nombreuses que les garçons (134.629 filles pour 5763 garçons). Rien qu'à Gaziantep, 21.000 demandes ont été introduites en 2013 par des familles souhaitant marier leur fille âgée de moins de 16 ans.
Un autre sondage cité par Amnesty International montre que les mauvais traitements touchent tout le pays et toutes les couches de la société. Ainsi, 42 % des femmes âgées de 15 à 60 ans sont exposées à des violences familiales, alors que cette proportion est de près d'un tiers parmi les femmes appartenant au « niveau socio-économique le plus élevé ». Il convient de noter que nombre de ces victimes, même aisées, sont aussi dans une large mesure des musulmanes pratiquantes qui soutiennent activement l'AKP.
Dès lors, ce n'est sans doute pas un hasard si, dans une étude de 2012, pas moins de 71 % des femmes approuvaient l'affirmation suivante : « les femmes devraient toujours obéir à leur mari. » Le pourcentage variait selon les régions, allant d'un petit 40 % dans la ville cosmopolite d'Izmir jusqu'à 71 % dans la région islamique de l'Anatolie orientale. Il n'est pas étonnant de voir que ces femmes ont tendance à soutenir Erdoğan et son projet d'extension du rôle de l'islam en Turquie. Selon The Atlantic, 55 % des femmes turques ont voté pour l'AKP lors des élections précédentes.
Mais ce qui est particulièrement inquiétant au sujet de ces « femmes dociles », c'est leur jeune âge : l'âge moyen pour les femmes est de 30 ans dans un pays où 41 % de la population a moins de 25 ans et 42 % entre 25 et 54 ans. Autrement dit, ces femmes sont les mères des futures épouses obéissantes, des futurs maris violents et des juges qui devront traiter leurs cas dans un tribunal.
Cette situation pourrait changer alors que l'AKP perd du terrain face à d'autres partis politiques plus laïques et plus favorables aux femmes et qu'une coalition gouvernementale devrait normalement se former. Mais la route est encore longue et les défis à relever nombreux sur le plan des changements à opérer non seulement dans les lois mais aussi dans les croyances et les mentalités. En construisant un avenir neuf et plus prometteur, le Parlement turc ferait bien de se rappeler les paroles de son père politique, Atatürk, qui observait que « l'humanité est composée de deux sexes, les hommes et les femmes... Est-il possible que la moitié d'une population soit enchaînée à la terre et que l'autre moitié puisse s'élever au ciel ? »
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.