C'est l'heure de l'apéro, un après-midi d'avril 2004. Le soleil darde ses rayons sur les canaux d'Amsterdam. Assise à une table du Café den Leeuw, sur le Herengracht, je m'entretiens avec Ayaan Hirsi Ali, alors députée au parlement néerlandais, à propos de l'islam et plus particulièrement du concept d'« islam modéré » qu'elle appelle « islam libéral ». Et ce qu'elle dit à ce sujet est clair : « C'est absurde. Ça n'a aucun sens. Il n'y a pas d'islam libéral. »
Mais les choses changent.
Dans son dernier livre, Heretic: Why islam Needs a Reformation Now (Harper Collins, 2015), Hirsi Ali expose sa vision d'un « islam réformé » – une réinvention de la religion en termes contemporains qui ouvrirait la voie à cet islam libéral. Pour reprendre ses mots, « quand j'ai écrit mon dernier livre, Nomad, je croyais que l'islam était irréformable et que la meilleure chose à faire pour les croyants pratiquants de l'Islam était peut-être de prendre un autre dieu. J'en étais convaincue... Sept mois après la publication de Nomad, a débuté le Printemps arabe et j'ai alors pensé que j'avais tort. »
Ayaan Hirsi Ali est certainement plus connue en tant qu'auteur de Submission, un film très controversé sur l'oppression des femmes en Islam et dont le producteur était le cinéaste néerlandais Theo van Gogh. Le film est sorti moins de quatre mois après notre conversation au Café den Leeuw. En novembre de cette même année, un extrémiste musulman abattait Van Gogh qui se rendait à vélo à son travail. Le tueur, Mohammed Bouyeri, avait planté sur le corps sans vie de Van Gogh une lettre dans laquelle il promettait que Hirsi Ali serait la prochaine sur la liste.
À l'époque, Hirsi Ali, ancienne musulmane née en Somalie, était ouvertement critique envers l'islam. À présent, elle est un auteur à succès et une militante qui vit entre le Royaume-Uni et les États-Unis où elle enseigne à la Kennedy School of Government de l'université de Harvard à Cambridge dans le Massachussetts. En 2007, elle a créé la AHA Foundation qui œuvre à l'éradication des crimes d'honneur partout dans le monde.
Malgré ses deux livres précédents, Infidel et Nomad, qui étaient principalement autobiographiques, Heretic constitue un véritable manifeste, un programme pour libérer l'islam de ce qu'elle appelle « une série de croyances et de pratiques anachroniques et parfois mortelles. » Elle décrit son cas avec toute la prudence et la réflexion d'un philosophe. Dans un langage clair et lisible, elle expose les bases de l'histoire de l'islam qu'elle accompagne de citations du Coran et du Hadith, puis détaille ses plans de réforme.
Heretic débute par un aperçu historique de l'islam en vue d'établir une distinction entre ce qu'elle appelle d'une part, les « musulmans de La Mecque » où ceux qui suivent les premiers enseignements de Mahomet et la première partie du Coran, et d'autre part, les « musulmans de Médine » que sont les membres d'Al-Qaïda, d'Al-Nosra, des Shebab, et d'autres groupes extrémistes terroristes musulmans. Elle explique que, pour les musulmans de Médine, le « véritable » islam est celui de la dernière phase de la vie de Mahomet après son départ de La Mecque pour Médine, en 622. C'est alors, avec l'établissement du premier califat, qu'ont émergé les idéologies plus militantes, plus violentes et plus politiques de l'islam. C'est en grande partie à cause de ces deux phases distinctes dans l'histoire – et dans les textes sacrés – de l'islam que quantité de débats ont encore lieu de nos jours sur la nature de la religion et de ses pratiques.
Mais c'est aussi parce que ses adeptes affirment que les textes de Médine sont la « dernière parole » sur l'islam, l'incarnation ultime de la vision d'Allah pour l'humanité, que Hirsi Ali déclare au début de son livre : « Qu'il me soit permis de donner mon avis dans les termes les plus simples : l'islam n'est pas une religion de paix. »
Cette distinction entre l'islam de La Mecque et l'islam de Médine (ou comme le dit Hirsi Ali, entre musulmans de La Mecque et musulmans de Médine) n'est pas neuve : c'est ce qu'a fait le propre mentor de l'auteur, Afshin Ellian, en qualifiant l'islam de religion politique dans une publication sortie en 2009. Mais Hirsi Ali est peut-être la première à l'avoir expliqué au grand public et il est certain que sa popularité en tant qu'auteur et personnage célèbre a joué un rôle utile dans la diffusion plus large de cette information.
C'est ce qu'elle réussit à faire avec éloquence et persuasion dans la première moitié de son livre que tout un chacun et même (ou peut-être particulièrement) les opposants idéologiques de Hirsi Ali, devrait lire avec profit. En fait, on pourrait presque qualifier d'irresponsables ceux qui essaieraient de s'exprimer sur les problèmes de l'islam radical sans avoir lu ces pages.
Malheureusement, la seconde partie de l'ouvrage est moins heureuse. Il ne fait aucun doute que l'espoir de Hirsi Ali pour une réforme musulmane est sincère mais son argumentation pèche par manque de volonté de regarder le fondamentalisme religieux en face, ou – ce qui est tout à fait possible – par naïveté, par une méconnaissance générale des idées chrétiennes fondamentalistes ainsi que de l'histoire des pays musulmans laïques comme la Turquie.
Il est certain qu'elle décrit avec force et précision les faits concernant l'islam radical en Occident ainsi que l'échec des gouvernements et communautés d'Occident à faire face à la menace au nom de la « tolérance » et de la « liberté religieuse ». Elle réédite pour la énième fois son plaidoyer, demeuré jusqu'à présent lettre morte, en faveur d'une action renforcée contre les crimes d'honneur en Occident. Elle cite des études importantes sur la popularité de la charia ainsi que des interviews (réalisées par d'autres) de djihadistes. À plusieurs reprises, elle pointe la vision islamique d'un au-delà comportant un Paradis et un Enfer comme le moteur des désirs de mort et de martyre qui animent le djihad violent.
Vient alors la solution, qu'elle articule en cinq points :
« Les clercs musulmans doivent reconnaître que le Coran n'est pas le témoignage ultime de la vérité révélée. Ils doivent déclarer de façon explicite que les actes que nous posons en cette vie sont plus importants que tout ce qui pourrait nous arriver après notre mort. Le Coran n'est qu'un livre. Ils doivent dire clairement que la charia ne joue qu'un rôle limité et qu'elle est clairement subordonnée aux lois des États-nations dans lesquels vivent les musulmans. Ils doivent mettre fin aux pratiques de contrainte par délégation qui imposent le conformisme au détriment de la créativité. Enfin, ils doivent désavouer complètement le djihad conçu comme un appel littéral aux armes contre les non-musulmans et contre les musulmans qu'ils jugent apostats ou hérétiques. »
Si seulement c'était aussi simple. Si seulement nous pouvions convoquer un groupe de mille imams devant la charismatique Ayaan Hirsi Ali et leur faire répéter après elle, tous en chœur, ces paroles qui sonnent comme de véritables décrets. Si seulement c'était suffisant pour changer les croyances extrêmes et passionnées de centaines de millions de personnes à travers le monde.
Hélas...
À peine vient-elle de prescrire le remède qu'Ayaan Hirsi Ali nous parle de tous ses prédécesseurs, poètes et philosophes pour la plupart, à l'origine de tentatives semblables et qui ont été exécutés comme hérétiques. Il est difficile de comprendre pourquoi il en irait autrement aujourd'hui – même à la lumière du Printemps arabe (qui a échoué). Il suffit de regarder la situation actuelle en Turquie, cette grande république laïque et démocratique fondée il y a moins de cent ans par un musulman qui disait mépriser la religion et appelait à une « saine raison », cette république qui aujourd'hui est en voie d'islamisation. Il suffit de se rappeler les femmes iraniennes élégamment vêtues à l'Occidentale ainsi que les prestigieuses collections d'œuvres de Picasso, de Kandinsky, de Lichtenstein et de Warhol du Musée d'arts contemporains de Téhéran, et de regarder à présent les brigades iraniennes de « la police de la morale ».
En la lisant, j'avais envie de lui dire : « Cela s'est produit par le passé. Pourtant, regardez ce qu'il est arrivé ensuite. »
Et pourtant, Hirsi Ali insiste sur le fait que le Printemps arabe a révélé l'existence d'une aspiration croissante et irrépressible pour la libération et la réforme de l'islam et pas seulement pour la fin des dictatures. Même si cela est vrai, il convient de se poser des questions. Quelles étaient les voix majoritaires ? Et quelle différence cela fait si les musulmans de Médine constituent la minorité alors qu'ils veulent lutter pour la victoire jusqu'à la mort ? Et puis, n'est-ce déjà pas le cas ?
En réalité, les milliers d'hommes et de femmes qui ont grandi en Occident et qui ont désormais rejoint les rangs du djihad islamique nous donnent une tout autre version des faits. Il est assez facile de dire « arrêtez d'idéaliser la mort et le ciel » comme le fait Hirsi Ali tout au long de son livre. Mais il suffit d'avoir parcouru L'Avenir d'une illusion de Freud pour savoir que cela est hautement improbable et certainement à notre époque.
Malgré sa certitude quant au fait que les chrétiens ne rendent pas le ciel préférable à la vie sur terre, ce n'est pas le cas pour beaucoup de chrétiens évangéliques. Je me rappelle cette fille de 10 ans qui me racontait il n'y a pas si longtemps qu'elle attendait impatiemment son prochain anniversaire car chacun d'eux la rapprochait un peu plus du ciel et de Jésus. Toutefois, la différence – comme l'observe très bien Hirsi Ali – est que les chrétiens n'ont pas l'habitude de tuer ni de se faire tuer pour y parvenir.
Le discours de Hirsi Ali présente d'autres faiblesses dont la moindre n'est pas la question de l'audience qu'elle touche en réalité. Les musulmans radicaux l'écoutent à peine. Et en raison des propos souvent très durs qu'elle tient depuis des années, elle s'est aliénée jusqu'aux musulmans « modérés » de façon telle que seule une petite minorité d'entre eux est prête à la suivre.
Dans le même temps, il y a des millions de musulmans « modérés ». Il y a même des musulmans athées (Oui, vraiment). En ce sens, la « réforme » existe déjà. Mais cela ne va pas faire changer tout le monde et cela ne fait pas changer les extrémistes, pas plus que les chrétiens fondamentalistes qui s'attaquent à des cliniques de l'avortement ou que les juifs orthodoxes qui violentent les femmes (Par ailleurs, il est improbable, selon moi, qu'un prêtre ou un rabbin traite la Bible comme un « simple livre », sans parler du traitement que l'imam réserve au Coran. Mais je peux me tromper).
Il me semble que c'est particulièrement dans l'islam qu'une réforme globale est improbable : la domination sur le monde dans le cadre d'un califat et le pouvoir sur les femmes sont des notions trop séduisantes pour ne pas gagner le cœur et l'esprit de l'homme du commun. Le narcissique qui se voit lui-même comme un héros, le pécheur qui aspire à la rédemption, la jeunesse élevée dans des convictions du bien et du mal qui diffèrent des nôtres mais qui sont tout aussi fortes – ces hommes-là ne lâcheront pas cet islam-là. Ils lutteront pour préserver et renforcer cette conception sur toute la surface de la terre. Ce sont eux, l'État islamique.
Ceci étant dit, Heretic demeure un livre important, non seulement pour son explication de l'islam mais aussi et surtout parce qu'il met ses lecteurs face à la réalité du djihad, du terrorisme, de la violence faite aux femmes et également du bien qui réside aux origines de la religion islamique. Beaucoup d'histoires racontées par Hirsi Ali sont inconnues ou bien oubliées du public américain, alors que nous nous devons de les connaître. Cela aussi fait partie de ce qui nous aidera à créer le changement.
C'est la raison pour laquelle, en dépit du fait que je ne suis pas d'accord avec les stratégies d'Ayaan Hirsi (j'opterais pour une réforme des esprits par l'éducation, les arts et les sciences) et que je doute vraiment de la possibilité d'une telle réforme, je recommande vivement la lecture de son livre. De toute évidence, il y a une chose qui n'a pas changé concernant la Ayaan Hirsi Ali que j'ai rencontrée il y a dix ans à Amsterdam : c'est elle qui a lancé le débat. À présent, il nous appartient à tous de nous joindre à elle.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.