Imaginez-vous en train de faire du lèche-vitrines dans une rue paisible de Londres, Paris ou New York. Soudain votre regard est attiré par un objet remarquable, une pièce de monnaie ancienne, une chaîne en or ou une statuette. D'un coup, vous décidez d'entrer dans cette boutique dont le propriétaire vous explique que la statuette provient de Mésopotamie et que le collier est byzantin. Ce n'est pas donné mais comme le vendeur a garanti sa provenance, le prix semble raisonnable. Et puis, vous craquez littéralement pour cet objet que vous finissez par acheter. Vous quittez alors la boutique avec votre nouveau trésor soigneusement emballé dans un sac.
Mais en faisant cela, vous venez peut-être de donner votre argent à l'État islamique.
Selon les experts en objets antiques et les membres du Council on Foreign Relations [think tank américain non partisan, NdT], le pillage et la vente d'objets anciens en provenance de Syrie et d'Irak est devenu pour l'État islamique (EI) un commerce très lucratif qui, comme le rapporte le Guardian, procure des rentrées d'argent si importantes que l'EI "est devenu le groupe terroriste le plus riche en liquidités au monde." En effet, selon NBC News, "le pillage d'antiquités – surtout dans la Syrie et l'Irak déchirés par la violence – alimente un marché noir de 7 milliards de dollars dont une partie atterrit dans les poches des terroristes."
Une part importante de cet argent liquide provient directement des poches d'Européens et d'Américains. Les objets qu'on retrouve dans les boutiques de souvenirs des régions touristiques au Liban et en Turquie, ont été également localisés par l'enquête du Guardian dans plusieurs boutiques du centre de Londres. Selon d'autres sources, ces objets anciens de Syrie et d'Irak dont la valeur, en temps normal, irait de 250 à plusieurs milliers de dollars la pièce, se retrouvent souvent dans des ventes aux enchères ayant pignon sur rue aux États-Unis et en Europe.
D'après ce qu'a déclaré dans une interview Amr Al-Azm, archéologue syrien de la Shawnee State University de l'Ohio, l'EI loue ses propres équipes de pillage chargées de dénicher des pièces archéologiques qui sont ensuite revendues par un réseau d'agents et d'intermédiaires. Le groupe terroriste impose en outre aux pillards locaux ou d'ailleurs une taxe comprise entre 20 et 50 % de leurs ventes. Par conséquent, l'EI profite généreusement de l'ensemble du commerce d'antiquités qui, selon les experts, transite de la Syrie vers Beyrouth ou, plus souvent, vers le sud de la Turquie et de là, directement vers l'Europe – et parfois vers l'Amérique.
Toujours selon les experts, la situation est d'autant plus compliquée que les revendeurs européens et américains ne sont généralement pas conscients que les objets sont issus d'un récent pillage. Ces derniers sont souvent importés par des gens affirmant qu'ils étaient la propriété "de la famille" ou qu'ils proviennent d'une tout autre région – tous les revendeurs n'ont pas l'expertise suffisante pour pouvoir faire la différence, rapporte le Guardian.
Sur la simple question de savoir combien d'argent gagne l'EI sur le pillage archéologique, les opinions varient fortement. Mark Vlasic de l'Initiative de la Banque mondiale pour la restitution des avoirs volés, cite des sources selon lesquelles les objets anciens volés rien qu'à Al-Nabuk ont rapporté à l'État islamique environ 36 millions de dollars.
Mais Al-Azm conteste ces chiffres. « Je connais ce musée », m'a-t-il confié par téléphone. « Les millions qu'ils disent avoir été pillés à cet endroit – de toute façon le musée n'avait pas ce type d'objets – sont des chiffres tout simplement faux. » Même s'il considère qu'il s'agit là de nouvelles à sensation, Al-Azm estime que les gains de l'EI réalisés sur le marché des antiquités ne s'élève « pas à plus de quelques millions de dollars par an. »
Quoi qu'il en soit, "quelques millions" représentent tout de même une somme conséquente. Comme l'observe Al-Azm, "ce n'est pas aussi important que le pétrole ou que les revenus qu'ils se procurent en imposant des taxes, en dévalisant les banques ou en procédant à des enlèvements." Mais c'est de toute évidence "suffisamment important pour qu'ils soient prêts à investir leurs propres ressources pour le faire eux-mêmes."
Le pillage d'antiquités n'est pas neuf – il a fait partie de notre culture pendant des millénaires et le pillage perpétré en Syrie et en Irak n'est pas différent. Selon NBC, "en 1999, alors qu'il cherchait des fonds pour le projet d'attentat du 11-Septembre, l'un des pirates de l'air, Mohammed Atta, a tenté de vendre en Allemagne une cache entière d'artéfacts afghans."
En outre, comme le fait remarquer Al-Azm, "en Syrie, toute personne vit soit à l'emplacement, soit juste à côté, soit à un jet de pierre d'un site archéologique" si bien que de nombreux Syriens se sont mis eux-mêmes à creuser à proximité des sites et des terrains "pour pouvoir s'en sortir maintenant que leurs sources de revenus traditionnelles ont pratiquement disparu." Bien évidemment, la différence c'est que pour ces derniers, une telle activité constitue un moyen pour survivre et non pour tuer.
Mais quand ils sont contraints de payer des taxes à l'EI pour leurs découvertes, la donne change.
L'EI n'est pas le seul groupe à financer ses attaques au moyen du commerce de trésors culturels vieux de 8000 ans. Sam Hardy, spécialiste en antiquités au University College de Londres, a fait remarquer par courriel que le Front al-Nosra et le régime d'Assad agissent de la même façon, à tel point que certains, dont Vlasic, qualifient ces artéfacts "d'antiquités de sang."
L'expression est bien choisie, surtout en ce qui concerne l'EI qui vend intelligemment ses stocks de pièces, de parures, de mosaïques ou de figurines anciennes à des collectionneurs belges, britanniques ou américains dans le but de financer ses décapitations de Belges, de Britanniques et d'Américains.
C'est cette destruction sauvage de l'héritage culturel, cette éradication du passé qui rend le commerce d'antiquités organisé par l'EI si horrible. Mais c'est nous qui, surtout par notre propre matérialisme, finançons involontairement ceux qui cherchent le plus à nous détruire. C'est nous qui leur payons les armes dont ils se servent pour le faire.
Y a-t-il un moyen pour arrêter ça? Vlasic a appelé à la création d'un "groupe d'engagement" chargé du contrôle et de la répression du trafic d'objets d'art dans les zones de conflit. Mais à la vérité, ces trafiquants sont trop expérimentés pour être pris et les profits sont trop grands pour qu'ils soient découragés. Al-Azm et Mark Altaweel, archéologue au University College de Londres qui a contribué aux révélations du Guardian sur les pillages en Syrie, ont suggéré sous forme de semi-boutade, une autre stratégie : inonder le marché de faux.
Comme autre solution, il a proposé par courriel "la méthode de la stigmatisation qui consiste à faire assimiler dans l'esprit des gens ces phénomènes au financement de la mort."
En fin de compte, peut-être devrions-nous éviter tout achat douteux et user ainsi d'une arme à notre portée pour combattre le terrorisme et sauver des vies, dont la nôtre.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.