Il a appelé de ses vœux une nouvelle génération de musulmans religieux qu'il est en train de façonner. Il a déclaré que la femme n'est pas l'égale de l'homme. Il a fait emprisonner des dizaines de journalistes et n'est pas loin de déclencher une nouvelle guerre civile dans son propre pays. Et voilà maintenant que le président turc Recep Tayyip Erdogan propose un marché à l'Europe : l'accueil d'un nombre plus important de réfugiés par la Turquie contre une adhésion de celle-ci à l'UE.
Jusqu'à présent, la Turquie a pris en charge environ 2,5 millions de réfugiés syriens, pour un coût de plus de 7 milliards d'euros selon la plupart des estimations. L'Europe, par contre, a donné asile à moins de 500.000 réfugiés. Mais elle est prête à en accueillir des millions – potentiellement 1,5 million rien que pour l'Allemagne, malgré les controverses politiques liées à leur arrivée. La plupart de ces réfugiés qui fuient l'EIIL en Syrie et en Irak, arrivent en Europe illégalement par la frontière gréco-turque, ce qui fait de la coopération turque un élément crucial dans les efforts accomplis par l'Europe pour endiguer la vague de demandeurs d'asile.
Lors de pourparlers menés à Bruxelles le 5 octobre, Erdogan s'est montré prêt à coopérer, non sans compensation. Il veut que les citoyens turcs puissent voyager sans visa dans toute l'Europe (peu importe qu'un tel accord permette probablement à des membres turcs du groupe terroriste PKK d'entrer eux aussi sans visa en Europe).Il veut une « zone de sécurité » sur la frontière turco-syrienne pour les réfugiés syriens qui peuvent s'y établir au moins temporairement.Il veut également que cette région soit une « zone d'exclusion aérienne ».Enfin, il veut que la Turquie soit considérée comme un « pays tiers sûr » et que les négociations d'adhésion de son pays à l'UE, aujourd'hui au point mort, reprennent.
Le raisonnement qui sous-tend ces exigences est clair : avec de nouvelles élections prévues en Turquie le 1ernovembre et une popularité en baisse dans les sondages, Erdogan a besoin de montrer des qualités à la fois de diplomate et d'homme fort. Le fait de désigner la Turquie comme « pays tiers sûr » établirait (erronément) que sa Turquie est une démocratie. « L'UE qualifie de sûr un pays vers lequel les migrants peuvent être déplacés et qui est doté d'un système démocratique exempt de persécutions, de torture, de traitement ou de châtiment inhumain ou dégradant, un pays sans menace ni violence, ni conflit armé », selon le Guardian.
Plus important, si l'UE venait à plier face aux demandes d'Erdogan, le machisme de ce dernier apparaîtrait au vu et au su de touset dans le même temps, cela reviendrait à direà ses opposants qu'il est toujours celui qui est le plus apte à représenter la Turquie dans le monde.
Les questions d'argent constituent un enjeu supplémentaire. L'économie turque est en chute libre. Ces derniers mois, la lire a atteint des niveaux historiquement bas face au dollar et à l'euro (sur le marché des changes actuel, il faut 3 lires pour un dollar et 3,5 lires pour un euro). Le coût de 7 milliards d'euros pour l'accueil des réfugiés représente plus de 25 milliards de lires – ce qui n'est pas rien au regard de la dette du pays qui s'élève à 89 milliards de lires. L'adhésion à l'UE implique naturellement non seulement la possibilité d'obtenir des échanges en devise européenne mais aussi des fonds européens.
Or la communauté européenne, qui rechigne à payer la dette grecque, n'est pas du tout prête àassumer les dettes de qui que ce soit d'autre. Les Européens ne vont certainement pas supporter les frais occasionnés par les réfugiés en Turquie alors qu'ils sont déjà en train de se battre quant aux moyens à débloquer pour accueillir les réfugiés que la Turquie laisse entrer en Europe. Quant aux craintes antérieures concernant la situation des droits de l'homme en Turquie sous Erdogan, elles n'ont fait qu'empirer ces dernières années. Dans de telles conditions, qu'est-ce qui fait croire à Erdogan que l'Europe va accepter son pays ?
La réponse est évidente : l'EIIL. Erdogan veut obtenir le soutien de l'UE et des États-Unis à la fois dans sa lutte contre l'EIIL et dans son projet de destitution de Bachar al-Assad. L'UE et les États-Unis quant à eux veulent obtenir le soutien de la Turquie dans leur lutte contre l'EIIL et dans la gestion de la crise des réfugiés – une crise qui a enflé au point de devenir une lutte interne à l'Europe, faite de construction de barrières de fils barbelés et de confusion politique totale.
L'Europe a besoin de la coopération de la Turquie et est prête pour cela à mettre beaucoup dans la balance des négociations. « L'Union européenne est prête à rouvrir tous les dossiers avec la Turquie », a déclaré le président du Conseil européen Donald Tusk lors des pourparlers à Bruxelles.
Mais la question est de savoir jusqu'où. Si la Turquie venait à entrer dans l'UE, cela voudrait dire que l'EIIL combat aux frontières de l'Europe. Même si elle était irréprochable, la Turquie aurait bien des difficultésen entrant dans l'UE dans de telles conditions.
Néanmoins Erdogan est habitué à n'en faire qu'à sa tête, d'où l'inquiétude que commencent à exprimer certains qui pensent que si Erdogan n'obtient pas ce qu'il demande, il va tout simplement laisser des flots de réfugiés syriens s'engouffrer en Europe. Comme l'observait un quotidien néerlandais, Erdogan a refilé aux Européens une énorme patate chaude. Reste à espérer que les Européens auront le courage de ne pas la prendre.
Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l'auteur de l'ouvrage Radical State : How Jihad isWinning Over Democracy in the West [L'État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.